dimanche 12 février 2012

La vie est dans : Les vraies affaires.

À un certain point, on finit par se demander pourquoi on fait ce que l'on fait.

Vous savez ce que je fais, dans la vie?
Nah, je ne suis pas prof. Pas encore.
Je ne suis pas non plus une caissière. Pas de coeur, en tout cas.
Même pas une étudiante.

Non.

Moi, je sais ce que je suis depuis que j'ai quatorze ans.
Depuis que j'ai terminé mon premier roman.
Il faisait 143 pages, et je venais de finir de l'écrire. À la main. Sur des feuilles mobiles, dans un cartable vert. Je me cachais depuis des mois dans mes cours de math pour gribouiller là-dessus. Les profs le savaient. Et ils me laissaient faire. Parce que je réussissais bien en math, oui.

Mais que j'étais meilleure ailleurs.

Et il y a aussi toutes ces fois où j'ai ouvert un livre, plus jeune. Avant d'étudier en littérature, avant que le baccalauréat ne me fasse lire autrement. Avant de devenir la lettrée élitiste de votre cours de Mesure d'Évaluation. Je n'étais pas solitaire, je n'étais pas bizarre ni particulièrement intello. Mais je me cachais quand même dans le fond des couloirs avec le livre le plus volumineux de la bibliothèque. Et je lisais. Parce quand je plongeais entre les deux couvertures, j'avais l'impression de rencontrer quelqu'un. Et cette personne me racontait une histoire, comme ça, à coeur ouvert, sans que je n'aie rien à demander.

La lecture active les deux parties de votre cerveau. L'une d'entre elle s'occupe de saisir la forme, les syntagmes, la ponctuation. L'autre tente de s'ouvrir et de s'adapter à une pensée qui n'est pas la sienne et, à la fois, de se plonger dans une atmosphère qui diffère de ce que le lecteur vit dans le moment présent. Si l'auteur est doué et si le lecteur est bien entraîné, la partie de l'émotivité s'active. Elle produit des endorphines, de l'adrénaline, de l'amphétamine. À partir de ce moment-là, la partie droite du cerveau domine : le lecteur n'a plus conscience qu'il tourne des pages, il rate son arrêt de bus, se couche quatre heures trop tard. Ce n'est plus important.

Mais il faut les bons livres. Et le bon timing. Et il faut aussi laisser tomber toutes ses appréhensions, ses préjugés. Accepter d'ouvrir son esprit, sa sensibilité, et accepter surtout que quelqu'un d'autre mène ses pensées pour quelques chapitres. Quand on y arrive, quelque chose se produit.

Je pourrais vous le décrire. Mais vous connaissez déjà cette impression, cette chaleur, ce moment de grâce.

C'est pour ça que vous voulez enseigner.

Et pour subir tout ça, l'horaire incroyable, la fatigue, le stress et les moments de solitude avec des bouquins sur les genoux, il faut se rappeler pourquoi on fait ça. Pourquoi on endure, pourquoi on se jette là-dedans tête baissée. Alors qu'il n'y a pas de job, que ça ne paie pas, que c'est éprouvant et peu valorisé. On doit se rappeler ça pendant qu'on prépare nos examens, nos wikis, pendant qu'on joue à Stage Academy devant des classes contenant quatre dizaines d'élèves arborant tous le même air dubitatif.

Nos élèves ont 17 ans. Ils vivent dans un monde extrêmement difficile et ils le savent déjà. Ils sont désabusés et blasés, et ils ont raison de l'être. On leur a montré à parler, à marcher, à apprendre, et maintenant, ils détiennent la connaissance. Ils ne savent pas toujours où ils vont, mais vont dans le même sens que les autres. Et plus souvent qu'autrement, ils se retrouvent dans mes cours, avec tous le même avis.

La littérature est inutile.
Ils ont raison. Mais ce qui est inutile peut être aussi incroyablement important. Merveilleusement important. Parce que l'ouverture qu'ils témoignent à un livre consiste à la même ouverture qu'ils témoigneront à autre chose, plus tard. Les pensées passent par les livres, au-delà des morales et des moeurs. De l'autre côté du livre, il y a quelqu'un qui parle.

Et ce quelqu'un...c'est moi.

J'ai 84 élèves, cette session-ci. Je ne pourrai pas tous les rattraper. Et je ne vous dirai pas que, si je peux faire lire un seul d'entre eux, mon job sera fait. Ce n'est pas vrai. Mais je vais vous dire ceci.

Si je peux en intéresser 1, juste 1, à se passionner pour quoi que ce soit, là, j'aurai accompli quelque chose. Rien d'académique. Mais quelque chose d'humain.

Et c'est pour ça que j'enseigne. Parce que je suis écrivain. Parce que je suis humaine, parce que j'ai des choses à dire et que je n'ai jamais appris à me taire. Et parce qu'à cet âge-là, j'avais besoin d'être inspirée. Par n'importe quoi. Par n'importe qui.

Par un prof, peut-être.
Par vous, j'espère.

2 commentaires:

  1. "La littérature est inutile", comme tu le constates. C'est toute la culture "créative" qu'une grande part de la société considère comme inutile. Au mieux, elle constitue un "divertissement de civilisé". Je devrais plutôt dire qu'elle devient ce divertissement sans aucune mesure avec la profondeur de l'acte solitaire de création. Elle est perçue inutile, car nous cheminons dans des mondes sans mémoire, sans profondeur : on a oublié que toute production a été générée par un acte créateur, la plupart du temps, solitaire. Restons solides Valérie.

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  2. Très juste, tout ça.

    Je me reconnais beaucoup dans la jeune lectrice que tu as pu être au secondaire.

    Et ça, ça déborde de vérité: «La lecture active les deux parties de votre cerveau. L'une d'entre elle s'occupe de saisir la forme, les syntagmes, la ponctuation. L'autre tente de s'ouvrir et de s'adapter à une pensée qui n'est pas la sienne et, à la fois, de se plonger dans une atmosphère qui diffère de ce que le lecteur vit dans le moment présent. Si l'auteur est doué et si le lecteur est bien entraîné, la partie de l'émotivité s'active. Elle produit des endorphines, de l'adrénaline, de l'amphétamine. À partir de ce moment-là, la partie droite du cerveau domine : le lecteur n'a plus conscience qu'il tourne des pages, il rate son arrêt de bus, se couche quatre heures trop tard. Ce n'est plus important.

    Mais il faut les bons livres. Et le bon timing. Et il faut aussi laisser tomber toutes ses appréhensions, ses préjugés. Accepter d'ouvrir son esprit, sa sensibilité, et accepter surtout que quelqu'un d'autre mène ses pensées pour quelques chapitres. Quand on y arrive, quelque chose se produit.»

    Merci pour ces mots, très inspirants.

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