mercredi 29 janvier 2014

La vie est dans : Port-Cartier

Il y a des gens biens, ici. Des gens très biens, Monsieur Jardin. Des gens cultivés, qui savent qui sont Jacques Brel et Stromaë, qui sont ouverts à la culture. Qui utilisent les termes «immigrés» et «différent» en lieu et place d'«importés» et de «fucké, man». Qui regardent des téléséries françaises en ne zappant pas et qui boivent du vin blanc en se disant que c'est ça, la vraie vie, plutôt que de s'écraser devant la poule avec une grosse pour passer la veillée parce qu'il n'y a rien d'autre à faire, anyway. Des gens qui travaillent dur, qui travaillent fort, mais pas seulement pour l'argent ; qui se sentent estimés, dans leur travail. Valorisés. Ils piochent, ils bûchent, ils s'usent les mains et quand ils reviennent à la maison la besace pleine de minutes en trop, ils travaillent encore parce que c'est aussi ça aimer ce qu'on fait. Des gens qui ont du coeur et douze enfants (vive les régions!) qui s'en vont encore à pied à l'école parce que l'autobus est resté pris et qui ont peur de passer la nuit au cégep parce que la route jusqu'au Havre est encore barrée. Des gens qui veulent apprendre, qui sont prêts, qui se tiennent droit et qui ne soupirent pas.  De ceux qui montent au front, qui parlent dans les assemblées, qui se fâchent, mais pas trop, parce qu'ils savent qu'ils ne détiennent pas la vérité, mais qu'ils ont au moins la conviction de leurs erreurs.

Des gens comme ça, il y en a plein, ici.
C'est juste que je n'en connais pas beaucoup.

J'habite dans les tréfonds de Port-Cartier. Si vous êtes peu familiers avec la Côte-Nord, dites-vous que c'est un peu la banlieue de Sept-Îles. C'est plus joli, plus intime, plus familial, plus petit pas mal. Le côté positif, c'est que tout est à cinq minutes, même les limites de la ville. Si vous voulez savoir ce que votre troisième voisine a mangé pour souper hier, vous allez au Tim Horton ; les commères se tiennent là, en rang, prêtes à vous informer. Vous voulez connaître l'état des routes? Vous montez sur la 138, au Relais, remplir votre auto d'essence et jaser de chiens avec la madame. Si vous feelez gastronomiques, vous vous pointez dans l'un des trois restaurants de la place pour manger du pâté chinois et du pudding au pain. 

Pour vous dire, la pancarte, quand on arrive, dit Vous étiez à Port-Cartier

Ici, tout le monde se connaît depuis l'utérus (maudite consanguinité ) et s'appelle par son nom de famille. Quand les jeunes vont porter leur CV au Provigo, le gérant leur demande « t'es le gars à qui, toi? ». Si t'as oublié de payer ton loyer le premier, c'est ta coiffeuse qui te le rappelle, parce que c'est la soeur de la blonde à la cousine de ton propriétaire et qu'il ne s'est pas gêné pour l'appeler. Les enfants, quand ils ont une question sur un devoir, ont le droit de téléphoner à leur prof jusqu'à 8 h (parce qu'après, c'est Unité 9). Le jeudi, si le poulet est en spécial, tout le village mange des Hot chickens pour souper. Puis le lundi, ça fait son épicerie, parce que c'est là que le camion arrive. Ça raconte que c'est bien beau, les glaciers, l'hiver, « mais que lâ t'es voé pas parcequ'ya trop d'brume! » et ça s'en va déneiger le chalet le samedi en skidoo, même s'il fait -1000, parce que « c'pas si pire que çâ, voyons ». Les maisons sont maganées parce que la mer a déjà débordé il y a trois ou quatre ans. Les plus pauvres vivent dans des roulottes, les plus riches dans des bungalows. Tu veux t'abonner au gym? Va voir Raymond, il fait ça dans la salle communautaire. Le cours de boxe? C'est Chantale, la fille à Jeanne. Elle a changé ses cheveux, à part ça. Tout est à vendre, tout s'achète, tout s'échange, ta vanne contre mon quatre-roues pis ton sucre à crème contre mon premier-né, ça fais-tu? Le maire, c'est l'ancien curé.

Vous voyez le genre?

Et moi, j'arrive quelque part là-dedans, dans un sous-sol de bungalow. J'ai quatre murs et un ordinateur, plus de temps qu'un baby-boomer à la retraite et les habitudes de vieilles filles qui reviennent au galop. À Rome, on fait comme les Romains ; je tricote, je jase de Thérère (?) qui est une agace-pissette, ça a l'air, parce qu'elle a niaisé Ti-Gus (??). Je partage ma recette du sucre à la crème et je passe pour avant-gardiste parce que je mets des noix dedans. Quand je dis que je vais courir le matin, le monde me demande « après quoi? ». Quand les gens apprennent que je suis maîtresse d'école au Cégep (mouain...), ils sont très impressionnés, parce qu'eux autres, ils n'ont pas beaucoup d'instruction, mais ils ont fait une belle vie pareil, pis on leur met trop d'affaires dans la tête, aux jeunes, anyway, avec toutes leurs bébelles électroniques. 

Bref, quelque part entre mes marches vers nulle part et mes conversations qui ne servent qu'à occuper un temps mort entre deux autres, j'ai tendance à m'emmêler les pouces à force de les rouler. Je cherche la civilisation entre deux montagnes et parfois, je me surprends à parler à un érable égaré. Je rêve des soirs que je peux passer à Sept-Îles, parce que là-bas, on peut boire une bière importée et manger du tartare de saumon (oui oui, du poisson cru! C'est fucké, hein?). Quand tu commences à penser que Sept-Îles est un bassin de culture, c'est que tu te trouves devant un bien petit pétri...

...ou un bien moyen pétrin.

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